À ces mots l'apprenti sombre leva légèrement la tête, sa chope aux lèvres, un peu surpris qu'on lui adressa la parole. Son visage exprimait une envie de répondre immédiate. Mais fort heureusement... il parvint à avaler une gorgée de mousse et à ne pas asperger la brave Crâ de postillons houbloneux. Ç'aurait été fâcheux, et ce d'autant plus qu'elle avait la flèche facile. Lazare toussa afin de reprendre contenance - mais aussi de chasser le restant de bière coincé au milieu de sa trachée - et se redressa, tenant la chope à deux mains.
« ...heh bien en ce qui me concerne... »
Il essuya un peu de mousse de sa bouche avec le dos de sa main gauche.
«... c'était vers le milieu de Descendre. J'étais un jeune Iop de 17 ans et je devais choisir un gagne-pain quelconque. C'est vers l'Alchimie que je me suis tourné. Il est, comme vous le savez, d'usage d'avoir le statut d'apprenti auprès d'un Maître en la matière. Après quelques recherches, je suis parvenu à trouver une personne apte à me donner cet enseignement, en Amakna. Il avait le curieux nom de Zouha.»
Il esquissa un sourire.
« Le jour de l'entretient était arrivé, il se déroulait dans une vieille et grande maison du village. Un peu éloignée d'ailleurs, avec le temps pluvieux et les nuages, c'était glauque à souhait. Deux places étaient disponibles, et c'est à cette occasion que j'ai découvert mes rivaux. Ils étaient trois en tout. Le premier était un jeune Eniripsa. Des cheveux noirs bien coiffés, des habits clairs de qualité avec des froufrous inutiles et ridicules, dont de sublimes pompons au cou. Il ressemblait à un Pierrot, sans l'air triste, et version naine. Il était de bonne famille, et de Bonta. La deuxième était une Féca. De longs cheveux blonds, des yeux verts arborant une expression assez neutre...sûrement originaire d'Astrub ou d'Amakna. Le dernier, enfin, était un Xélor. Aussi petit que le premier, il avait compensé son complexe de taille par un marteau d'une dimension absurde. Il portait des lunettes en demi-lune, ce qui lui donnait une allure d'intello.
C'est dans cette assemblée que j'ai senti que je faisais un peu tache, dès que j'ai passé la porte. J'ai vu le sourire moqueur de l'Eniripsa, l'expression amusée de la Féca. Un Iop. Le Xélor ne bronchait pas, sans doute par politesse. Je savais ce qu'ils pensaient. Un Iop crétin, malhabile de ses dix doigts qui casserait les fioles plus vite qu'il ne trouverait la solution à la question: de quelle couleur était la dragodinde Rousse d'Allister? Le temps de poser mon sac, de voir l'Eniripsa ouvrir la bouche pour prononcer une vanne quelconque, et Maître Zouha était déjà là.
Et là je ne sais pas bien comment décrire. Ce n'était plus vraiment un air moqueur...du tout. Plutôt celui que l'on ferait si un Sadida enlevait ses bottes et les mettait sous votre nez. Oui, ça me semble bien. Je n'avais jamais vu Zouha, j'avoue avoir été servi.
Déjà il était plus grand que moi... oui, taisez-vous, je sais que ce n'est pas bien difficile. Ensuite, il était mal rasé. Il avait les cheveux gris, et une robe longue assez austère. Carré, aussi. Tout ça, c'était pour la partie qui faisait que l'on n'avait pas trop envie de faire le malin. En revanche, il portait autour du cou une tête de piou déssechée. Si en plus de ça j'ajoute que c'était, lui aussi, un Iop, vous comprendrez l'étonnement général...
Il s'est avancé en boîtant fortement, il nous a regardé de ses yeux blancs, et ensuite nous a demandé ce qu'on attendait à glander là, bande de feignasses, et d'aller faire nos potions, que l'on avait des yeux et que l'on ne savait pas s'en servir pour voir les parchemins posés sur les ateliers, et que c'est vrai, quoi, bordel, c'est quoi cette jeunesse d'abrutis finis. »
Lazare s'arrêta de parler pour prendre une gorgée. Il y eut tout d'un coup un silence, seulement perturbé par une légère brise agitant les feuillages des arbres. On entendit un nyctalope rôter nonchalament pour ponctuer ce précieux moment. Il était en effet prouvé que donner le crachoir à l'Hécatien, c'était devoir entendre un discours plus ou moins long. Le plus court, c'était encore quand il faisait ses vers, qui étaient peut-être solitaires, mais pas luisants. Il reprit.
« Je vous passerais les détails de l'épreuve. Après quelques fioles cassées, injures, coups bas, Zouha prononça son verdict. Il nous attribua au passage des surnoms élégants. Grosse-mite-au-kikitoudur avait échoué, il avait cramé la moitié de sa paillasse en pensant faire mieux que les autres en ajoutant son "ingrédient secret". Blonde-à-bouffer-du-foin avait aussi raté l'épreuve, car elle avait essayé d'espionner - mais mal, puisque sa potion avait fini par puer des pieds et produire une fumée jaune pisse - les résultats de Gros-manche-compensatoire. Et quant à moi, Crevette-à-petite-queue... car mes cheveux n'atteignaient à l'époque que mes épaules... ma potion s'approchait plus ou moins du résultat attendu... je dis plus ou moins parce que celle du Xélor devait être parfaite, puisque Zouha l'a appelé parfait-rat-de-laboratoire. Bref, un succès mitigé, mais qui m'avait suffit à obtenir la place.
Les années qui suivirent furent très instructives...et douloureuses. Accompagné de Xohni, le Xélor, Zouha nous envoyait avec moult délectation dans des territoires inconnus pour chercher des plantes particulières pour le laboratoire. C'est ainsi qu'au fil de beaucoup de cloques, chaussures foutues, monstres patibulaires et pertes de chemins, sans compter les heures d'expérimentations en laboratoire, nous apprîmes notre métier. Ce fut mémorable, mais je ne vais pas vous faire la liste des anecdotes. A la fin de notre enseignement, Xohni partit de son côté, et moi du mien, et jamais plus je ne l'ai revu. Ce n'est que plus tard que j'appris - à mes dépends - que Maître Zouha était un disciple d'Hécate, ce qui expliquait bien des choses. Mais ça, mes chers petits nyctalopes, c'est une autre histoire, et ce n'est pas pour aujourd'hui.»
Le Iop chevelu prit une nouvelle pause, occasion à laquelle il accompagna d'une autre rasade de bière Bwork, celle dont il raffolait le plus. Il jeta un œil au petit comité rassemblé autour du feu tout en trempant ses lèvres dans le liquide fermenté. Après un court regard dans le fond de sa chope - vide désormais - il rajusta sa longue cape noire sur ses épaules, puis se tourna vers la personne de pourpre vêtue.
« Bien, bien, bien... après le récit de Mistika et le mien, voyons ce qu'une Brumairienne a à dire ..»
Le fond de l'air était doux, la nuit bien noire, et l'ambiance on ne peut plus chaleureuse en cette soirée de Juinssidor.